Un triangle: un côté, c'est le départ de la rue d'Argentan, la rue de l'Écusson par Jacques-Fromentin prolongée est le deuxième, et le troisième est le bout de Tilly qui a croisé Fromentin et expire à Argentan. Tout autour, un trottoir, assez maigre. Puis un alignement d'arbres, reliés de fût à fût par une bordure de buis, pas haute, elle me va à la ceinture. Elle est interrompue trois fois, par trois ouvertures: à la pointe de l'angle Écusson, à la pointe de l'angle Argentan, au droit du passage piéton vers Tilly.
À l'entrée Écusson, plantés dans le trottoir, deux poteaux. L'un avec un panneau triangulaire bordé de rouge illustré d'une silhouette d'adulte tirant un enfant par la main, oui, il le tire, peut-être même qu'il le traîne, et tous les deux courent, automobilistes, attention! Et sous le triangle un rectangle avec un gros mot: "successifs"! Le deuxième poteau est indicateur. Y sont fixés deux panneaux, superposés à touche touche, bien oblongs, pointant tous les deux dans la même direction: à droite, donc par Argentan. Le supérieur dit: vers "L'Encerclement" (en italique). L’inférieur dit: vers "Forêt d'Écouves". En-dessous, une plaque rectangulaire modeste, il faut s’approcher pour la lire, porte en lettres blanches sur fond bleu le nom attribué (par délibération du Conseil municipal du 22 avril 2006) à l'espace qui s'étend derrière elle, dont elle est le front: "SQUARE Jean LUCCHESI / 1918-2004 / Ancien de la 2ème DB / Compagnon de la Libération / Prefet [sic] de l'Orne 1969-1973".
Donc c'est un square.
Entrant par la pointe de l'Écusson. À droite, côté Argentan, deux bancs, en face, segment Tilly, un banc, à gauche, au milieu du côté Fromentin, un présentoir à sachets pour crottes de chien, épuisé (le présentoir), suivi d'une poubelle publique d'un modèle d'autrefois, d'avant Vigipirate, avec un rebord plat et large encerclant l'ouverture par-dessus, rebord sur lequel on pouvait poser son gobelet de café lors de la pause cigarette.
Compter. Ils sont dix-neuf, dix-neuf arbres pris dans le buis. Taillés comme lui, en rideau, ce qui fait que le triangle n'est pas seulement au sol mais encore au ciel. Monde triangulaire presque isocèle. Ils sont vieux, fatigués, avec toutes ces tailles, depuis combien d'années… ces troncs globuleux, aux branches maîtresses recouvertes de mousses et de lichens, même des fougères se sont installées dans les creux des fourches.
Sur le plan d'Alençon de 1904 (consulté sur BnF/Gallica): la rue de Tilly s'arrête à Fromentin et la pointe entre Fromentin et la Vieille route d'Argentan est marquée de huit points, on peut supposer qu'ils figurent des arbres, déjà, en 1904. Sont-ce les mêmes? Plus de cent ans. À l'épaisseur des troncs, il ne semblerait pas, c'est leur aspect qui suggère leur vieillesse.
Trois fois que je retourne à Lucchesi, si seulement il y avait une fleur, mais rien, pas même une pâquerette, en ce début d'avril, partout ailleurs c'est très gai, ici, rien. Ça viendra peut-être, c'est sûr, il le faut. Sur les troncs, aux noeuds, cela pullule de boutons roses, les arbres sont peut-être vieux mais encore verts.
Au fond, l'impression de désolation est donnée par le sol verdâtre et lisse, sans trace de pas aucune. Personne ne vient donc?! Si, cet après-midi un très vieil homme est venu s'asseoir sur le banc Tilly, il m'a demandé tellement évasivement depuis son brouillard si je regardais les arbres, oui monsieur, les arbres …ils sont numérotés, chacun porte une petite plaque avec un chiffre. Et il y a une crotte, une seule, vieille, un accident, c'est sûr, une crotte de chien. Et près de la poubelle il y a un panier à linge de plastique blanc, brisé, avant-hier il était devant la poubelle, aujourd'hui il est derrière, donc au moins deux autres personnes sont passées par là, à moins que ce soit la même? S'il y a de la visite, elle est rare. Le sol devant les bancs n'est pas creusé, et non plus aux entrées, sauf surTilly, un peu, une ligne d'usure jusqu'au présentoir à sachets pour… etc.
À regarder de plus près, il y a de la vie, pourtant, des verres de terre trouent la surface le long des buis, et surtout, remarquable, à l'intersection des diagonales, quel sens de la géométrie!, un tout petit trou rond duquel émergent, dans lequel disparaissent, des fourmis.
Il n'empêche, c'est un îlot désert pris dans l'espace circulatoire, anonyme, avant 2006 il n'avait pas de nom, la délibération parle de "cet espace", le Dictionnaire des rues et monuments d'Alençon d'Alain Champion, paru en 2003, ne mentionne rien non plus.
Je ne viendrais pas m'y asseoir pour lire, sauf à vouloir déprimer.
Alençon, le 6 avril 2018.