Figures :
- fA : celle de celui qui passe et ne s'arrête pas, ou bien : qui ne fait que passer, ou encore : qui passe sans s'arrêter; formulations presque équivalentes;
- fB : celle de celui qui passe, ralentit, voire s'arrête un court instant, puis repart et continue son chemin;
- fC : celui qui passe, s'arrête, reste, un temps plus ou moins long, puis reprend sa route;
- fD : celui qui passe, s'arrête un temps petit ou long puis rebrousse chemin;
- fE : celui qui passe et s'arrête et ne repart plus.
Figure : exécuter une figure : chorégraphie.
Ce qui se passe sur le pont est une chorégraphie maintes et maintes fois répétée.
Elle est le mieux perçue de loin, lorsque les acteurs ne sont que des silhouettes, sans visage, sans importance en soi, sinon exécutant une figure.
Observée depuis l'autre pont, depuis la berge, depuis loin en tout cas.
fA est la figure la plus ordinaire, l'habituelle.
Un grand nombre se retrouve aussi, de temps à autre, à effectuer fB.
Puis ce nombre diminue drastiquement.
Il arrive à quelques-uns de se laisser aller à fC.
fD est rare, fE exceptionnel.
Les trois premières se produisent sur la trajectoire d'un point X vers un pont Y. Origine - destination.
Objectif visé, objectif atteint, retour à la base.
C'est le chemin de la routine quotidienne (ou hebdomadaire, mensuelle, voire annuelle).
fD est une rupture dans le rituel, ou alors c'est que l'objectif est le pont lui-même.
Ainsi les observateurs divers: peintre en travail, écrivain en mal d'inspiration, anthropologue quêtant une faune. Ou encore : le pont peut être lieu de transaction: l'affaire s'y conclut, chacun s'en retourne; ou lieu de rencontre: départ pour continuer l'affaire plus loin. Le pont peut être un lieu d'une activité sans rapport avec le monde autour.
fE : figure de celui qui s'arrête définitivement. Il est venu sur le pont exprès pour cela, en finir avec la vie, ou alors ça l'a pris sans crier gare. Il a enjambé le garde-corps et sauté dans le vide, plongé, disparu dans les flots.
Le fait qui intéresse, qui serait éventuellement enregistrable et ainsi vérifiable: y a-t-il transversalement coup d’œil, observation, contemplation ?
Sur le pont des Arts, nombre de promeneurs ayant longé les quais gravissent les marches et se cantonnent à l'angle pont-rive; ils regardent de biais sur le fleuve, consignent la vue dans un appareil, s'attardent plus ou moins, s'en vont plus loin.
Sur la passerelle Debilly, déjà plus retirée des voies adjacentes, et des grands flux touristiques, on s'engage pleinement, et le regard sera presque perpendiculaire, avec une légère préférence pour le côté aval, de biais vers la Tour, clic !, dans l'appareil. Évidemment, il y en a des qui, les exceptions, amateurs d'art, debout face au paysage, le parcourent ; pour preuve, ils indiquent du doigt les points remarquables dont le constat les satisfait.
Ils sont encore distanciés.
Les promeneurs du premier beau doux dimanche prémonitoire avancent lentement, en famille, sur les ponts, à recevoir les rayons encore bas du soleil.
On regarde d'abord autour de soi, on bavarde avec ses proches, l'on se presse l'un contre l'autre, amoureux.
Quelques-uns stoppent, se tournent vers le fleuve et regardent.
Quelques autres regardent ce que les premiers regardent, et les regardent regardant, et regardent à nouveau plus loin, cherchent, fugitivement puisque tout en passant. Mais même dans ce cas, la plupart du temps, ils avancent et regardent d'abord et surtout devant eux.
Il faut que le soleil au couchant enflamme le ponant d'un incendie vraiment pompier pour qu'il parvienne à attirer plus d'un regard de chaland. Le garde-corps jamais ne se transforme en balustrade de théâtre, sauf régates, manœuvre de plongeurs, feu d'artifice.
Parfois un certain s’est accoudé, immobile dans action apparente, a l’air de rien, seulement de regarder ce qui se passe — mais qu’est-ce qu'il y a donc à voir ? — aussi anonymes que n'importe quelle pierre ou pièce du pont, fait partie du pont, du paysage, fait le paysage.
Repart avec une lueur dans les yeux, ou l'expression pensive, absente, repart parce qu'il le faut bien mais l'esprit reste.
D’autres, beaucoup d’autres, filent, mais dans leur course laissent glisser un coup d'œil, ralentissent, hésitent : ce ralentissement ou cette hésitation, parfois même une courte halte, indique qu'ils ont été accrochés.