Le même jour, mercredi 14 février 2001. À l'amont du pont d'Iéna, la passerelle Debilly est lumineuse. Elle est un cygne dansant. Elle ne donne pas sur un horizon lointain. Au contraire, elle est entièrement contenue par le front des immeubles de rive droite qui accompagnent la courbe du fleuve. Elle est même moins haute. Enserrée. D'ici, le fleuve ne traverse pas une ville, il s’y prélasse. L'eau est d’un bleu profond. Des navires occupent les rives. Un paquebot à droite. Vu d’ici, il a l’air de porter des lunettes. Plus loin, juste devant la pile numéro 2 de Debilly, des péniches dont la tonalité majeure est un vert bleu. Sur la rive gauche, c'est un amoncellement au port de la Bourdonnais.
Une embarcation passe sous Debilly et un voile de houache plane sur l’onde. Cette profusion de navires au milieu d'une profusion de constructions fait de ce coin de Seine un lieu vivant.
Les immeubles sont à peu près tous de la même hauteur. N'émergent qu'une grue, la pointe de la cathédrale américaine de l'avenue Georges-V, et le clocher de l'église Saint-Pierre de Chaillot, avenue Marceau. Ils soulignent la planéité de l'ensemble.
C’est l’hiver, les arbres sont sans feuilles, leurs ramures sont d’un brun gris penchant parfois vers un violet très affaibli, ils forment un alignement laissant transparaître ce qu’il y a derrière dès lors qu'il n'est plus en enfilade mais se présente du biais ou de face, comme c'est le cas pour celui qui longe New York devant le palais de Tokyo : dans la vision d'ici, ces masses sombres mettent en valeur les édifices et leurs pierres dans la lumière du soir.
Au centre du vallon, Debilly est un bon présage.
Sur la rive droite, le palais de Chaillot préside. Deux tricolores claquent au-dessus de l'esplanade et dévoilent le secret : le vent est au sud-est.
Mais avant même le Trocadéro, il faut encore contourner les piliers qui marquent l'entrée du pont et montrent à la foule un groupe équestre de pierre. Car sur ce pont, hormis les lampadaires qui sont des fûts simples, orthogonaux, coiffés de boules de verre, il n'y a pas de métal jusque dans ses dépendances. Il est intégralement de pierre. Il possède un parapet large. La courbe de son bahut est voluptueuse.
À l’étage en dessous de la foule, la berge est déserte, à l'exception de deux bons hommes dont on se demande ce qu’ils font là. On n’est anonyme que dans la masse.
Une péniche est richement aménagée avec un auvent qui couvre le pont, s’arrête avant la proue.
Le mur du quai est gris, sale, et surtout en dessous du socle du parapet, ongle négligé. L'opération en cours de ragréage des murs de quai n’a pas atteint ces contrées. Lorsqu’elle passe, la pierre jaune couleur d’été soulève l’espoir qu'un jour la berge pourrait devenir un jardin aquatique. Cette pierre d’ici est encore en deuil.
Juste au bas de l'aile, une interdiction de s'amarrer est adressée aux navires.
Sur la rive gauche il y a une distraction. C'est l’embarcadère des Bateaux Parisiens. Y a-t-il du monde ? D'où viennent-ils ? De l’escalier et donc probablement après avoir visité la Tour, ou bien est-ce de l’un de ces nombreux autocars rangés plus loin ?
Pourquoi le parapet de l'escalier a-t-il des degrés ? S’il était en pente régulière, lisse et courante de haut en bas, accompagnant fidèlement les volées, ce serait plus confortable pour les personnes qui le gravissent ou en descendent. Mais pour le badaud sur le pont, rien ne dirait qu'il ne s'agit pas d'une rampe. Certes, elle serait un peu forte. Cet escalier est cependant très allongé, il en est de plus difficiles le long du fleuve. Mais le parapet a des degrés, et ceci suggère un emmarchement par derrière. Il en résulte que la conception de ce parapet à degrés, a suivi des préoccupations de construction peut-être, mais surtout a été pensé par quelqu’un qui ne s’est pas mis à la place d'un utilisateur, d'un usager.
Mais ces considérations sont-elles pertinentes alors qu'ici, il ne s'agirait que d'esthétique ? Et sont-elles justes ? Y a-t-il une raison technique compliquée ?
L'escalier est aménagé dans un retrait du quai. Les angles du redan sont soulignés par des pilastres à bossage. Le parapet continue, en pierre avec un socle saillant.
Il y a la distraction, et puis le monument, qui est La Tour à l'extrémité du pont. Dans le jour des arches orientées nord-ouest sud-est, apparaît très loin, derrière même l'École militaire, une longue barre horizontale et une tour au centre, Montparnasse.